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NOTES
SUR UNE VISITE
AUX
ILES DU SUD DE LA NOUVELLE-ZELANDE
PAR
M. ALEXANDRE BÛCHNER ,
Membre
titulaire .
Il
y a environ vingt-cinq ans, nous avions ici, à Caen, un jeune
Anglais, du nom de Chapman. Il était né en Nouvelle-Zélande,
c'est-à-dire chez nos antipodes ou à peu près,
et bien qu'il fût de l'origine anglaise la plus pure, il aimait
à se désigner du nom des aborigènes fort intelligents
et bien doués des deux grandes îles australiennes. "Je
suis un Maori ", disait-il avec un certain orgueil. En vérité,
c'était un cosmopolite et un polyglotte qui désirait
apprendre en Europe tout ce qui pouvait être appris. Après
son départ de Caen, M Chapman continua ses voyages et enfin
il rentra dans son pays, où il occupe aujourd'hui une fort
belle position dans la cité la plus importante de la Nouvelle-Zélande.
Pendant son séjour à Caen, je m'étais intimement
lié avec le jeune [p. 95] homme, et, depuis son départ,
nous nous donnons, de temps en temps un signe de vie par des envois
sous bande. Entre autres, je lui ai envoyé, dans le temps,
quelques volumes de notre Compagnie qui figurent aujourd'hui sans
doute avec honneur dans la bibliothèque de l'Institut d'Otawa.
Tout récemment encore, j'ai reçu de M. Chapman une plaquette
du tirage à part d'un article qu'il avait publié dans
les Mémoires de cette Académie (Transactions
of the New-Zealand Institute, 1890). Le contenu de ce petit écrit,
je l'ai trouvé assez intéressant pour vous demander
la permission de vous en entretenir pendant quelques instants. Il
contient plus d'un renseignement curieux.
Le mémoire de M.. Chapman est intitulé : Les Iles
du Sud de la Nouvelle-Zélande. Il y est parlé d'un
voyage d'exploration entrepris, il y aura bientôt deux ans,
par M. Chapman, son frère, et plusieurs autres savants naturalistes
et amateurs, dans les îles Auckland, Campbell et des Antipodes,
découvertes vers la fin du siècle dernier. Ces différents
groupes d'îles sont inhabités; néanmoins ils ont
une sorte d'histoire. De nombreux vaisseaux se sont perdus sur leurs
rivages rocailleux. On y a trouvé des débris de toute
sorte provenant des naufrages, les tombes des malheureux qui y sont
morts de privations ou autrement, des ardoises auxquelles ils ont
confié le récit de leurs malheurs et autres choses pareilles.
Il y en a eu de toutes les nations. Aussi a-t-on établi, sur
de nombreux points, des refuges et des dépôts de vivres,
en prévision de nouveaux accidents. D'ailleurs, il y vient
[96] périodiquement des visiteurs intéressés,
notamment des pêcheurs de phoques. On sait qu'il y a des dispositions
légales internationales protégeant ces animaux fort
utiles qui sont en train d'être exterminés complètement.
C'est très bien; mais que peuvent les lois protectrices sans
gendarmes et sans gardes-champêtres; ces derniers sont inconnus
chez nos antipodes, et par conséquent les braconniers y ont
beau jeu. En outre, on a vu là-bas paraître des missions
chargées de recherches scientifiques et surtout d'observations
astronomiques; car ces lieux situés dans l'autre hémisphère
sont fort propices aux découvertes de tout genre. En 1874,
nous avons envoyé à l'île de Campbell une expédition
pour observer le transit de Vénus. On avait fait de
grands préparatifs et même construit un observatoire.
Quand l'heure critique vint,- ô ironie du sort! - la journée
fut nuageuse, et l'on ne vit rien du tout. Cependant les voyageurs
firent des trouvailles curieuses et des constatations inattendues,
qui sont consignées dans les rapports officiels.
Parmi les curiosités relevées par M. Chapman, il y en
a une qui mérite d'être citée; c'est que, dans
ces îles lointaines, il y a des arbres qui marchent, oui, qui
marchent, et d'un assez bon pas. Ce phénomène, malgré
sa bizarrerie apparente, s'explique d'une façon tout à
fait naturelle. La plante qui se permet cette infraction aux règles
de la nature s'appelle de son nom botanique: Olearia lyalli.
Ses feuilles sont particulièrement épaisses et, par
conséquent, très pesantes. Quand l'arbre arrive à
sa hauteur moyenne, leur poids, aidé par la pression du vent,
fait ployer le tronc et[97] finalement le renverse. La cime, ayant
ainsi touché la terre, y prend racine et dès lors arrache
les racines du bout primitif. Les racines nouvelles se fixent dans
le sol jusqu'à nouvel ordre, et ainsi, avançant de chute
en chute, cette Olearia peut se vanter d'être
douée du pouvoir de locomotion.
Par contre, nos voyageurs ont rencontré certains oiseaux de
terre qui ne veulent pas apprendre à voler, ou plutôt
n'osent pas le faire, l'expérience leur ayant montré
qu'en se levant en l'air ils seraient enlevés par les vents
très violents en ces parages et emportés loin des terres,
de sorte que, incapables de revenir, ils périraient dans les
flots. Ce raisonnement, si raisonnement il y a, peut vous rappeler
la vieille facétie des épinards, qu'on ne mange pas
parce qu'on ne les aime pas; mais pour les pauvres oiseaux des antipodes,
ce n'est pas déjà si mal. Les oiseaux de mer, au contraire,
se portent à merveille là-bas; leur prospérité
est telle qu'elle devient même gênante, et, en certains
endroits où l'air est calme, leurs déjets, autrement
dit le guano, répandent une puanteur absolument insupportable.
D'autres fois, leurs essaims obscurcissent l'air, éteignent
les feux et suffoquent ceux qui se trouvent pris au milieu de leurs
troupes, semblables à des avalanches. L'albatros, ce bel oiseau
blanc gigantesque, s'y multiplie à l'infini. D'après
le nombre des œufs rencontrés à un seul endroit
de l'île d'Adams où ils couvent, il doit y en naître
150,000 par an. Les pingouins sont plus nombreux encore. Certaines
îles en étaient littéralement couvertes. On les
évaluait à cinq millions d'individus.[98]
Enfin, M. Chapman a rencontré quelquefois sur l'herbe; et à
une assez grande élévation du sol, de grosses pierres
isolées qui ne pouvaient provenir que du fond de la mer, espèces
de blocs erratiques en petit. La présence dans ce milieu de
ces cailloux ou galets, qui pesaient jusqu'à une livre, M.
Chapman l'explique ingénieusement de la manière suivante.
Les oiseaux de proie, chasseurs de poissons, sont très fréquents
dans les mers dont nous parlons. Or, il arrive souvent que des cailloux
restent adhérents aux poissons au moment où ils sont
enlevés par tel vautour, qui les transporte aussitôt
sur quelque sommet voisin. Là il dévore sa proie, et
le caillou reste sur l'herbe.
On a vu aussi des chutes d'eau qui tombent dans la mer du haut des
falaises qui la bordent, ou plutôt qui devraient y tomber, car,
lorsqu'on y regarde de plus près, on voit que l'eau rétrograde
devant sa chute et va se dissoudre en l'air. Cela vient de ce qu'un
très violent courant d'air se forme habituellement au bord
des précipices dominant le mer, et c'est la pression de ce
courant qui empêche l'eau de s'épancher et la repousse
à droite, à gauche et en arrière, sous forme
d'écume ou de colonnes de fumée.
Voilà, Messieurs, les faits qui m'ont frappé le plus
en lisant le mémoire de M. Chapman. Je vous les ai donnés
tels quels, comptant que, puisque nos antipodes s'intéressent
à nous, nous devons bien leur rendre la pareille.
Extrait des
Mémoires de l’Académie Nationale des Sciences,
Arts et Belles-lettres de Caen, 1892, pages 94 à 98. Epreuves
corrigées le 7 février 2009 par Claude Roche.
L’article de Chapman se trouve à l’adresse électronique
suivante :
http://rsnz.natlib.govt.nz/volume/rsnz_23/rsnz_23_00_005690.html
L’auteur, Sir Frederick Revans Chapman (1849-1936) a étudié
à Melbourne puis en Europe (France, Allemagne, Angleterre).
Juge à la Cour Suprême de Nouvelle Zélande.
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